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Analyses et forums

Réalité et représentation, par Jacques Gautrand
LE MONDE | 23.07.04 | 14h06

L'agression imaginaire d'une jeune femme sur la ligne D du RER a pris quelques jours la force d'un événement réel en raison de sa rapide et large médiatisation et des nombreux commentaires suscités au plus haut niveau. Cette illusion générale confirme la primauté de la dimension symbolique de tout acte dans notre société. Terroristes et preneurs d'otages en tirent d'ailleurs leur ignoble force de chantage.

Pour qu'un fait devienne un événement, il doit être "digéré", diffusé, "formaté" par le système des médias. Chaque jour, des milliers de faits bien réels n'accèdent pas au statut d'événements simplement parce qu'ils ne sont pas médiatisés. Combien de guerres, de conflits ou d'actes positifs ignorés parce qu'il n'y pas d'images ! En revanche, des créations pures des médias, comme Loft Story ou la Ferme, deviennent des événements largement repris et commentés.

Dans nos sociétés fortement médiatisées, images et symboles tendent à prendre plus d'importance que des faits réels. Ainsi, le recours systématique aux sondages d'opinion, qui ne sont que des "projections représentations" d'opinions réelles. Par leur médiatisation, les commentaires qui les accompagnent, les réactions qu'ils suscitent, certains sondages peuvent avoir plus d'influence qu'un fait réel.

Dans l'affaire du RER D, l'affabulation de Marie-Léonie, au moins jusqu'à son démenti, a fonctionné comme un fait symbolique, une sorte de simulacre servant de catalyseur, dans un contexte propice, à une cohorte de commentaires et de réactions, représentatifs de la révolte bien réelle d'une partie de la société contre la violence et l'antisémitisme.

Pour le public, il devient de plus en plus difficile de faire la part du vrai et du faux, car le système des médias, loin de réduire l'incertitude entre réalité et fiction, accroît la confusion en se complaisant dans le mélange des genres. Les médias audiovisuels font la part belle aux émissions d'"infotainment" mêlant allégrement informations et divertissement, mise en scène et reportages, interviews et parodies, vrais témoins et comparses.

Rumeurs, allégations, mises en cause et même contre-vérités trouvent dans le système des médias non seulement une caisse de résonance sans précédent, mais aussi une forme de légitimation par le pouvoir "immédiat" de l'audiovisuel. On se souvient de l'abondante couverture consacrée au prétendu clonage revendiqué par 1a secte Raël à la Noël 2002 ; de l'accusation sans fondement du bagagiste de Roissy, ou de l'énorme publicité faite au livre de Thierry Meyssan mettant en cause l'authenticité des attentats du 11 Septembre.

Mais le comble s'appelle "télé-réalité": la télévision a trouvé un filon lucratif dans un nouveau genre de divertissement scénarisé qui veut se faire passer pour des tranches de vraie vie. En quelque sorte le Canada Dry du cinéma-vérité... Et le succès de ces émissions qui portent à leur apogée la confusion entre réalité et fiction se vérifie sous toutes les latitudes.

Comme si le système des médias et des écrans nous installait durablement dans un univers symbolique où la réalité est transfigurée par les règles du jeu de la représentation et du spectacle. Où la vie des autres - anonymes et vedettes -, vécue par procuration, tend à supplanter la vie quotidienne de chacun. Nous avons grand besoin d'une diététique des médias.

Jacques Gautrand est consultant, spécialiste des médias

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.07.04